"Il y a l'histoire d'un maître religieux qui parlait tous les jours à ses disciples. Un matin où il se trouvait sur son estrade, s'apprêtant à parler, un petit oiseau se posa sur le rebord de la fenêtre et se mit à chanter de tout son cœur. Lorsqu'il se tut et qu'il s'envola, le maître dit : "Le sermon de ce matin est terminé."

Une de nos plus grandes difficultés est, à mon sens, celle qui consiste à voir par nous-mêmes, d'une façon réellement claire, non seulement le monde extérieur, mais notre vie intérieure. Lorsque nous pensons voir un arbre, une fleur, ou une personne, les voyons-nous réellement, ou voyons-nous l'image que le mot a créée? Lorsque vous regardez un arbre, un nuage, par une soirée lumineuse et délicieuse, ne les voyez-vous qu'avec vos yeux et votre intellect, où les voyez-vous totalement, complètement?
Seuls ceux qui savent regarder un arbre, les étoiles, les eaux scintillantes d'un torrent, dans un état de complet abandon, savent ce qu'est la beauté. Cet état de vision "réelle" est l'amour.

La beauté réside dans le total abandon de l'observateur et de l'observé, et cet abandon de soi n'est possible qu'en un état d'austérité absolue. Ce n'est pas l'austérité du prêtre avec sa dureté, ses sanctions, ses règles, son obédience ; ce n'est pas l'austérité des vêtements, des idées, du régime alimentaire, du comportement ; c'est celle de la simplicité totale, qui est une complète humilité. Il n'y a rien alors à accomplir, aucune échelle à grimper, mais un premier pas à faire, et le premier pas est celui de toujours.

Lorsque vous percevez une distance entre vous et l'objet de votre observation, constatez en cette distance l'absence de l'amour, et sachez que sans amour quelque ardeur que vous mettiez à réformer le monde, à instaurer un nouvel ordre social, à parler de progrès, vous ne créerez que des tourments.

Tout cela est entre vos mains. Il n'existe pas de maître, il n'existe pas d'instructeur, il n'existe personne pour vous dire ce que vous devez faire. Chacun de nous est seul dans ce monde fou et brutal.

Nous avons réduit ce monde à un état de chaos par nos activités égocentriques, par nos préjugés, nos haines, nos nationalismes, et lorsque nous disons que nous n'y pouvons rien, nous acceptons le désordre en nous-mêmes comme étant inévitable. Nous avons brisé ce monde en morceaux et si nous-mêmes sommes brisés, fragmentés, nos rapports avec le monde le seront également. Mais si, dans nos actions, nous agissons totalement, nos rapports extérieurs subiront une formidable révolution.

En somme, tout mouvement valable, toute action ayant une vraie portée doivent commencer en chacun de nous. Je dois, pour commencer, me changer moi-même. Je dois percevoir la nature et la structure de mes rapports avec le monde, et dans le fait même de les "voir" est le "faire"; dès lors moi, en tant qu'être humain vivant dans le monde, j'engendre une nouvelle qualité, une qualité qui, à mon sens, est celle d'un esprit religieux.

Un esprit religieux est totalement différent de celui qui croit en une religion. On ne peut pas être religieux et en même temps hindou, musulman, chrétien, bouddhiste. Un esprit religieux n'est pas à la recherche de quelque chose, il ne peut faire aucune expérience avec la vérité, car elle n'est pas une chose qui puisse être dictée par le désir ou la souffrance, ni par un conditionnement, hindou ou autre. L'esprit religieux est un état d'esprit en lequel il n'y a aucune peur, donc aucune croyance d'aucune sorte, mais seulement ce qui "est", ce qui est, en tout état de fait.

Ce que je dis a très peu de valeur. Vous l'oublierez aussitôt que vous fermerez ce livre, ou vous vous souviendrez de certaines phrases, ou encore, vous comparerez ce que vous avez lu ici avec ce que contiennent d'autres livres. Mais vous n'affronterez pas votre propre vie, vous-mêmes, vos petitesses, votre existence creuse, votre brutalité, votre violence, votre avidité, votre ambition, vos affres quotidiennes, votre douleur sans fin. C'est tout cela qu'il vous faut comprendre et personne sur terre ou au ciel ne vous en délivrera, si ce n'est vous-mêmes.

Pour se connaître, on doit être honnête à l'extrême vis-à-vis de soi, jusqu'au tréfonds de l'être.

Comment se fait-il que vous, en tant qu'être humain, qui êtes si capable, si habile, si rusé, si compétitif, qui avez une si merveilleuse technologie, qui allez dans les cieux et à l'intérieur de la terre, et sous la mer, et qui inventez des cerveaux électroniques extraordinaires-comment se fait-il que vous n'ayez pas cette unique chose qui importe? Je ne sais pas si vous avez jamais affronté sérieusement la question de savoir pourquoi votre cœur est vide."

Krishnamurti "Se libérer du connu"